Formes de management et organisation du travail

Sociologue du travail et directrice de recherche au CNRS, Danièle Linhart a écrit de nombreux ouvrages, parmi lesquels « La comédie humaine du travail », sorti en 2017.
Si ses prises de positions peuvent être polémiques, son travail a le mérite d’interroger sur l’organisation même du travail et les formes de management, des sujets trop peu souvent évoqués.



Nous vous proposons de découvrir ses propos à travers cette interview sur le sujet.


1. Alors qu’on parle beaucoup du travail, dans vos ouvrages vous parlez d’un impensé politique en la matière. Quelle est votre perception de l’évolution du travail moderne ? Est-ce que cet impensé politique est toujours d’actualité selon vous ?

Quand je disais que le travail était un impensé politique, c’est plus par opposition à l’emploi, qui lui était et est totalement un enjeu politique. Tout ce qui se joue autour du travail est extrêmement politisé, on le voit en ce moment avec les retraites, la durée du travail ou le montant des pensions. En revanche, l’évolution du travail du point de vue de son organisation, personne n’en parle. Je fais un lien causal important entre la mobilisation sur la retraite et le fait que les français soient très frustrés de ce qu’est devenu leur travail en termes de missions, d’objectifs et de moyens pour y parvenir.

Quand l’attente est très forte sur le travail, la frustration peut être encore plus forte : c’est cela qu’expriment les français.



Et parallèlement, il n’y a pas de proposition d’une forme d’organisation du travail alternative à celle que l’on connaît actuellement, c’est pourquoi je parle d'impensé politique.

2. Dans votre critique de l’organisation du travail et des nouvelles stratégies managériales, vous pointez la problématique du lien de subordination qui persiste selon vous, dans ces dernières. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Ce que j’observe c’est que la révolte de Mai 68 venant de la base des salariés indépendamment des syndicats, est venue remettre en question les logiques d’organisation taylorienne et l’autoritarisme qui les accompagnaient. Depuis, comme les syndicats ne se sont jamais positionnés sur l’organisation du travail, ce sont les directions d’entreprises qui sont allées plus vite et ont essayé de repenser d’autres stratégies pour pouvoir maintenir leur autorité et leur maîtrise sur leurs salariés. Cela a donné le développement du management moderne dont on connaît les caractéristiques premières, c’est-à-dire une individualisation et une personnalisation de la relation de chacun à son travail (objectifs personnels, évaluations personnelles, primes individualisées) et l’idéologie qui s’en suit autour du dépassement de soi, de l’excellence, de la prise de risques, etc. Cela montre que c’est en réalité le patronat qui a l’initiative et qu’en face les syndicats – encore moins les salariés qui sont individualisés et pris dans une relation psychologisante au travail – n’ont pas le moyen de s’opposer ou de présenter des alternatives d’organisation du travail. Le patronat a eu le champ libre pour instaurer une nouvelle forme d’organisation du travail mais surtout une nouvelle idéologie du travail, au travers d’une personnalisation et d’une sur-humanisation. Pourtant, la dureté de la situation est violemment apparue au cours des années 2000 alors que se manifestaient de manière assez forte les questions du suicide au travail, du burn-out et du mal-être, qui se sont traduites sur le plan politique par des lois sur le harcèlement moral, sur les risques psycho-sociaux, etc. On s’aperçoit alors que tout le monde n’y trouve pas son compte et on observe une sorte de deuxième vague où, de nouveau, le patronat est aux manettes : « on a bien compris le problème, tout ça ne va pas, on va libérer les entreprises ». Mais ce sont les patrons qui décident, unilatéralement, de libérer selon leur point de vue les entreprises. Il y a de nouveau cette absence de volonté de mobiliser l’intelligence collective.

3. Vous évoquez le concept de l’entreprise libérée, qu’en pensez-vous ?

C’est à nouveau une invention managériale et patronale. L’idée, c’est la suppression d’une bonne partie de la hiérarchie et des directions opérationnelles pour confier, à des groupes de salariés, les responsabilités qui incombaient auparavant aux identités qu’on supprime. C’est donc très bénéfique pour les directions, qui font des économies importantes, mais bien entendu il faut être sûr dans ces conditions-là d’arracher le consentement des salariés et d’être en mesure de leur faire confiance. D’où une logique que je trouve assez sectaire :

soit les salariés acceptent les nouvelles règles du jeu, soit ils s’en vont.



On va alors demander au salarié de se transformer en « follower » par rapport à son leader, incarné par le patron, qui va imposer sa vision. Le groupe « autonome » de salariés – qui va élire son propre leader interne – va ensuite être amené à prendre en charge la relation avec le client, la gestion du budget, la gestion des ressources humaines mais en fonction d’une organisation du travail qui est largement pré-établie.



En somme, je pense que c’est une fois de plus la démonstration que les directions décident de façon unilatérale de ce que doit être l’entreprise, alors qu’elle n’est pas uniquement leur bien propre. Quand en 1998, le CNPF (Conseil National du Patronat Français) s’est transformé en Mouvement des Entreprises DE France (MEDEF), il a tout dit.

4. Dans l’entreprise libérée ainsi organisée, n’y a t-il pas des salariés qui peuvent y trouver aussi leur compte ? Tout est-il critiquable ?

C’est vrai que

les salariés ont plus de micro-responsabilités et une micro-autonomie.



Mais ce qui apparaît souvent, c’est qu’ils ont des charges de travail qui augmentent souvent énormément car ils ont à gérer des dimensions de leur travail qu’ils n’avaient pas à gérer auparavant. Souvent ça leur demande donc plus d’investissement, d’engagement et c’est vrai que ça peut être satisfaisant de ce point de vue-là, mais se pose la question de la surcharge de travail et du salaire, car l’entreprise libérée ne se traduit pas, la plupart du temps, par des augmentations équivalentes aux responsabilités qui, elles, augmentent significativement.



Il n’y a pas de révolution à la hauteur de la pseudo libération promise et on n’a pas le sentiment que le salarié puisse vraiment intervenir sur la définition des objectifs de l’entreprise et de ses étapes fondamentales. Par contre, ils sont de plus en plus impliqués. Quand on regarde les écrits des dirigeants, ce qui est important c’est autant le sentiment de liberté des salariés, que la vraie liberté qu’ils peuvent avoir. C’est quand même problématique. On est dans l’idéologie et le storytelling.

5. Vous parlez dans votre travail de l’utilisation de la peur pour asseoir l’autorité, est-ce que le management psychologisant est une démarche similaire ?

Oui, tout à fait. Dans le management moderne non libéré, j’ai observé que le changement permanent justifiait qu’on dise aux salariés : « vous ne pouvez pas savoir, c’est nous la direction qui détenons le savoir parce que tout change tout le temps et vous ne pouvez pas vous fier à votre expérience ». C’est une manière de disqualifier et de vulnérabiliser les salariés. Dans le management « libéré » soi-disant, il est moins question de jouer sur la peur que de s’en remettre totalement, comme dans le principe de la secte, au patron. C’est marrant parce que le patron prétend s’en remettre aux salariés mais les salariés sont totalement dépendants du leader et de sa vision.

6. Votre regard engagé sur le travail vous a valu la levée d’un certain nombre de boucliers, notamment quant à vos positions sur la question du lien de subordination. Quels ont été les impacts de vos recherches dans le milieu du travail ? Quels retours en avez-vous eu ?

Les organisations syndicales, l’inspection du travail, les avocats etc. Tous disent qu’on ne peut pas remettre en cause le lien de subordination car tout le salariat repose sur lui. Si on y met fin, on met fin au salariat, parce que c’est grâce au lien de subordination que le directeur est considéré comme responsable de la santé physique et morale de ses salariés. C’est grâce à ça qu’il y a un code du travail et que les salariés ont des droits, des garanties et des protections. Ce que j’ai à répondre à ça, c’est que ce n’est pas parce qu’on est dépendant de son employeur qu’on a le droit d’être protégé mais parce qu’on s’engage au sein d’une entreprise dans un travail qui expose à des fatigues, à des difficultés voire à des dangers physiques et mentaux, que l’on a le droit d’être protégé. Il y a là quelque chose à travailler et qui nous a échappé, parce que c’est anormal que les patrons soient considérés comme les entreprises.

Il faut repenser l’entreprise en fonction des identités qui la composent



et faire figurer à la direction, non seulement les représentants des salariés, de l’encadrement, de la direction mais aussi des consommateurs et des représentants des intérêts écologiques de la planète. Ce pourrait être une piste mais pour le moment, il y a une sorte de conditionnement idéologique qui fait que la plupart des acteurs, notamment syndicaux, considèrent comme un crime de lèse-majesté contre le salariat, de remettre en cause le lien de subordination. C’est à mon avis, une erreur de jugement.

Cette interview vous a plu ? Laissez un commentaire sous ce post et rejoignez-nous le jeudi 09 juin prochain pour une Table ronde exceptionnelle et à distance avec Danièle Linhart et d’autres invités prestigieux.


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